CGT ADDSEA

Site de la section CGT de l’ADDSEA

Réforme de la santé au travail : « Une terrible régression »

Posted by dsinterim sur février 19, 2021

Viva Magazine, 16 février 2021 :

Interview du Dr. Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire national du Syndicat national des Professionnels de la Santé au Travail.

Actuellement débattue à l’Assemblée nationale, la proposition de loi Lecocq et Grandjean (deux députées LREM) fait suite à l’accord national interprofessionnel (ANI) du 9 décembre 2020 signé par le patronat et les syndicats de salariés, à l’exception de la CGT. Sous le titre prometteur de « proposition de loi pour renforcer la prévention en santé au travail », le contenu du texte organise au contraire « une terrible régression » selon le Dr. Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire national du Syndicat national des Professionnels de la Santé au Travail.

Ce dernier estime que cette réforme « n’impose rien aux employeurs en matière de prévention primaire et vise essentiellement à les sécuriser juridiquement ». Il pointe en outre une disposition qu’il juge « scandaleuse » : l’accès du DMP tenu par le médecin généraliste au médecin du travail. « C’est la mise en place d’une médecine du travail de contrôle et de tri » car il est énoncé que cela permettra d’avoir connaissance « des traitements ou pathologies incompatibles avec l’activité professionnelle ».

– Vous dénoncez le décalage entre l’affichage de cette proposition de loi qui se dit « pour renforcer la prévention en santé au travail » et son contenu régressif. Qu’en est-il exactement ?

La contradiction entre l’affichage et la réalité du texte est totale. Dans l’exposé des motifs de la proposition de loi, on peut lire : « Le moment est venu de faire de la France l’un des pays les plus performants et innovants en Europe en matière de prévention dans le domaine de la santé au travail ». Et de renommer les « services de santé au travail » (SST) en « services de prévention et de santé au travail » (SPST). Mais, dans son contenu, le texte constitue une terrible régression.

D’une part, la proposition de loi ne parle pas de l’essentiel, c’est-à-dire de l’explosion des risques psycho-sociaux, de la pénibilité du travail dont les indicateurs en France sont mauvais, des conditions de travail, des inégalités de santé liées au travail et de la sous-déclaration des maladies professionnelles.

D’autre part, cette réforme n’impose rien aux employeurs en matière de prévention primaire, soit de réduction des risques à la source. La prévention primaire est ici réduite à la surveillance du marché des équipements de protection individuelle (article 7). On part du principe que les conditions de travail ne peuvent pas s’améliorer.

Ce qui semble guider l’ensemble de la réforme, c’est la sécurisation juridique de l’employeur. Ainsi, les licenciements pour raisons médicales sont renvoyés à des problématiques individuelles, alors que le non respect par les entreprises de l’obligation de reclassement est une réalité. On peut ajouter la création d’un « passeport de prévention » (article 3) listant les formations suivies par le salarié, qui va permettre de dégager la responsabilité de l’employeur en cas de maladie ou d’accident. De même, la visite de pré-reprise après un arrêt maladie (article 18) devient à l’initiative de l’employeur, alors qu’elle se faisait jusqu’à présent sous la houlette des seuls services de médecine du travail.

– Vous critiquez sévèrement l’ouverture du DMP (Dossier médical partagé) tenu par le médecin généraliste au médecin du travail. Quel est le danger ?

Cette disposition est véritablement scandaleuse. Selon cette proposition de loi, le DMP (Dossier médical partagé) va devenir accessible aux médecins du travail. Il est clairement écrit, à l’article 11, que cela doit permettre à la médecine du travail d’avoir connaissance « notamment des traitements ou pathologies incompatibles avec l’activité professionnelle ». C’est la mise en place d’une médecine de contrôle et de tri, très largement inspirée des théories du XIXème siècle sur « l’orientation biologique de la main d’œuvre » qui ont servi de base à la création de la médecine du travail par le régime de Vichy. Certes, il est mentionné que cela ne se fera pas sans l’accord du salarié. Mais, on imagine bien qu’il sera difficile de refuser.

Cet article 11 est emblématique d’un état d’esprit. Il y a un manque de confiance dans la capacité du salarié à gérer sa propre santé et à être honnête avec le médecin du travail. Cela sous-entend que le salarié cache des choses. En outre, et c’est très grave, cela pourrait conduire à une certaine défiance des patients vis-à-vis de leur médecin généraliste. Si votre emploi dépend de ce que vous lui confiez, vous allez hésiter à lui parler. A titre personnel, si cette mesure est adoptée, je me refuserai à consulter le DMP.

– La possibilité de recourir à des médecins dits « correspondants » qui pourraient faire de la médecine du travail est aussi une source d’inquiétude. Que craignez-vous ?

Dans son article 21, le texte dit que des médecins praticiens correspondants (MPC) ayant une formation adéquat pourront faire des consultations de médecine du travail en complément de leur activité principale. Cela veut dire qu’un salarié pourra être suivi par un médecin qui ne connaît pas l’entreprise et n’a aucun poids pour améliorer les conditions de travail. Cette mesure ne peut que renforcer l’invisibilisation des liens entre mauvaises conditions de travail et atteintes à la santé.

Comme on manque de médecins du travail, le législateur pense que cela permettra à l’entreprise d’avoir rempli son obligation légale. Mais, cette consultation est un déni des compétences du médecin du travail. Et l’on peut s’interroger sur les dysfonctionnements que cela peut causer, le MPC étant placé en dehors de l’autorité du médecin du travail tout en ayant la même mission. Sans compter que les médecins généralistes sont eux-mêmes débordés, notamment dans les déserts médicaux. Je suis plus que sceptique : la somme de deux pénuries ne fait pas un excès. MG-France, premier syndicat chez les généralistes, a d’ailleurs fait part de son opposition à cet article 21.

Interview de Jérôme Vivenza, membre de la Commission exécutive confédérale de la CGT et négociateur de l’accord national interprofessionnel (ANI) sur la santé au travail du 9 décembre 2020 (non signé par la CGT) :

Adoptée par l’Assemblée nationale le 17 février, la proposition de loi Lecocq et Grandjean sur la santé au travail « passe à côté des vrais enjeux et ne prévoie rien pour améliorer l’organisation du travail pourtant souvent toxique » estime Jérôme Vivenza, membre de la Commission exécutive confédérale de la CGT et négociateur de l’accord national interprofessionnel (ANI) sur la santé au travail du 9 décembre 2020 (non signé par la CGT). Considérant que cette réforme va permettre aux employeurs de se dédouaner plus facilement, il pointe les mesures qui renvoient la responsabilité au salarié et peuvent aboutir à une sélection de la main d’œuvre : « passeport de prévention », visite de pré-reprise, prévention de la désinsertion et ouverture du DMP (Dossier médical partagé) au médecin du travail.

– Vous considérez que cette réforme va permettre aux employeurs de se dédouaner plus facilement. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

Tout d’abord, il faut dire que c’est une proposition de loi qui ne crée aucun nouveau droit pour les salariés en matière de prévention de la santé au travail. C’est donc un texte qui passe à côté des vrais enjeux et ne prévoie rien pour améliorer l’organisation du travail pourtant souvent toxique. Au contraire, les employeurs sont confortés : ils ont le lien de subordination sans responsabilités. C’est très XIXème siècle. Il faut savoir qu’en matière de prévention au travail, la France est le 29ème pays d’Europe.

En outre, la réforme entérine la mainmise du patronat sur la gestion et l’organisation des services de la médecine du travail, une gouvernance considérée comme l’une des causes du manque d’efficacité de ces services. Pour notre part, nous demandons à ce qu’ils soient rattachés à la Sécurité sociale. Cela permettrait de leur affecter des moyens adaptés et de leur donner des marges de manœuvre.

Il est significatif que l’exposé des motifs de la proposition de loi évoque une jurisprudence de 2002 portant sur des risques psychosociaux dont on peut dire qu’elle est dépassée car cette matière s’est beaucoup documentée depuis. On peut en effet penser qu’un juge aujourd’hui en déciderait autrement. Cette jurisprudence ancienne dédouane les employeurs en énonçant : « Un employeur peut être considéré comme ayant rempli ses obligations s’il a mis en œuvre des actions de prévention ».

– Concrètement quelles mesures spécifiques peuvent sécuriser les employeurs et renvoyer la responsabilité sur les salariés ?

*Il y a la création du « passeport de prévention » (article 3) qui est typiquement dans l’esprit de la jurisprudence que je viens d’évoquer. Ce carnet listant les formations effectuées par le salarié permettra à l’employeur de dire : « Regardez, j’ai mis les moyens qu’il fallait ». C’est une mauvaise approche. Dans le bâtiment, par exemple, les salariés suivent des formations sur les échafaudages. Quand des accidents surviennent, ils sont liés non pas à une mauvaise connaissance des risques mais à une mauvaise organisation du travail comme des horaires à rallonge. Le « passeport de prévention » va éviter de se poser la question : comment réduire le risque ?

«CETTE LOI PEUT CRÉER UN CLIMAT DE SÉLECTION DE LA MAIN D’ŒUVRE AU MOMENT DU RECRUTEMENT».

*La visite de pré-reprise (article 18) d’un salarié en arrêt-maladie va pouvoir être organisée à l’initiative de l’employeur alors qu’elle était placée sous la responsabilité du médecin du travail. Cela peut être un désastre lorsque le salarié a été arrêté à cause de l’employeur (souffrance au travail, dépression, burn out). On peut imaginer qu’il va plutôt s’agir d’organiser la sortie de l’entreprise que de mettre en place un mi-temps thérapeutique.

L’article 14 prévoie que les services de prévention et de santé au travail (SPST) vont devoir s’occuper de la prévention de la désinsertion professionnelle dans le cadre d’une « cellule » spécifique. Cela renvoie aux licenciements pour inaptitude qui constituent un véritable fléau : on en compte 1 toutes les 10 minutes, selon les estimations de la CGT. Ce point est assez vicieux car il peut mener à un tri en amont, au moment du recrutement : le médecin du travail peut alors se demander si la personne pourrait lui poser des problèmes plus tard. Cela peut créer un climat de sélection de la main d’œuvre.

– Vous dénoncez le mélange des rôles entre médecine de ville et médecine du travail. Quel est le risque, selon vous ?

Selon l’article 11 de cette proposition de loi, le médecin du travail va pouvoir avoir accès au DMP (Dossier médical partagé) tenu par le médecin généraliste. Cette mesure qui ne figurait pas dans l’ANI est une très mauvaise idée. Le médecin du travail qui sera informé de certaines pathologies qu’il n’aurait pas dû connaître va se retrouver dans l’obligation de refuser son agrément. On peut penser à des cancers en rémission, à un diabète, à certains traitements qui n’empêchent pas l’aptitude au travail mais qui, une fois connus, posent problème. La conséquence d’une telle disposition, c’est le tri de la main d’œuvre. Quant à l’article 21 qui permet aux médecins généralistes de faire de la médecine du travail en complément de leur activité principale, cela va conduire à une médecine du travail au rabais.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

 
%d blogueurs aiment cette page :